L’apprentissage de la haine
Nelson Mandela remarquait que le nouveau-né n’a pas de haine et que ceux qui la manifestent l’ont donc apprise. Et il ajoutait que l’on devrait pouvoir apprendre aussi bien l’amour des autres que cette haine qui fait des ravages. On ne saurait lui donner tort sur l’un ou l’autre point. Encore faudrait-il comprendre comment les haines se construisent et avoir le moyen de les prévenir, donc d’intervenir, à titre préventif, dans l’éducation.
Apprendre à haïr nécessite de définir un objet, une cible, à ce sentiment. Il faut donc essentialiser des individus, des groupes sociaux, ethniques, nationaux, politiques, religieux, sexuels, tout en préservant celui des éducateurs et de l’éduqué. Ce qui implique de définir des appartenances ethniques, nationales, sexuelles ou de croyances, de les construire comme rassurantes et suscitant l’empathie dans le groupe, et de conditionner au rejet des autres – ce que la peur, puis, plus tard, le mensonge et la diffamation font très bien. Comme je le soulignais ici et ailleurs, les conditionnements les plus précoces, préverbaux en particulier, sont les plus redoutables et les plus difficiles à remettre en question, car leurs victimes savent, croient ou ressentent des sentiments sans en connaître l’origine ni envisager de les remettre en cause. A moins de rencontres ou de cheminements intellectuels improbables!
Les cultures totalitaires, qu’elles soient religieuses, nationalistes, ethniques, sociales ou sexistes, s’attribuent en priorité un droit sur l’éducation, dès le plus jeune âge, à travers des familles conditionnées et des scolarités programmées pour renforcer les identités toxiques et le rejet des autres. Si la continuité de la transmission des sentiments haineux est rompue, le sujet échappe plus facilement à une éducation reposant sur des histoires manipulées et des arguments d’autorité. Quand il n’y a plus que des néoconvertis sincères dans les lieux de culte, on peut se préparer à les fermer! Et si aucune propagande ou contrainte n’y obligent, peu de volontaires seront assez patriotes pour aller tuer des inconnus sur ordre, au risque de leur vie! L’éducation à la haine et à la domination des autres est une composante essentielle des religions prosélytes, des colonialismes et des nationalismes, aujourd’hui majoritaires dans notre monde. Seules les oppositions et confrontations de ces derniers ménagent des pays rares, où la liberté de pensée et la tolérance d’autres, différents, restent des valeurs fondamentales.
L’accusation de trahison, et la culpabilisation qui en résulte, constituent, avec les exclusions des communautés familiales, religieuses ou nationales, de fortes contraintes contre l’émancipation culturelle. Elles sont bien illustrées par l’évolution des convictions et les confidences de Charles Darwin dans ses Notebooks, journaux personnels publiés longtemps après sa mort. Comme Buffon, mais un siècle après, il avait compris que les mécanismes de la vie pouvaient expliquer son histoire, sans téléguidage divin. Buffon vivait sous un catholicisme tout-puissant et n’a pu se permettre de l’évoquer que comme une hypothèse absurde contredite par la révélation. Darwin, lui, est allé beaucoup plus loin, mais pas publiquement, pour deux raisons bien différentes. D’abord l’amour de sa femme, membre d’une secte créationniste intransigeante, et puis le sentiment de «commettre un crime» en approchant de l’agnosticisme. Entre les deux, Lamarck avait bénéficié d’un environnement plus favorable à la liberté de pensée et d’expression pendant les premières années de la Révolution française. Mais il avait rétropédalé trop tard durant l’Empire, puis la Restauration de la monarchie: ses allusions au créateur suprême ou la périphrase «Dieu ou la Nature» ne lui ont pas fait pardonner l’autonomie qu’il avait trouvée à l’histoire du monde.
Au vu de l’histoire de ces prédécesseurs, on peut se demander si nous ne vivons pas qu’un bref éclair de liberté de pensée dans un monde d’obscurantisme…
Chroniqueur énervant.